Le féminisme paysan pour affronter les guerres et les gouvernements autoritaires

30/09/2021 |

Par Nury Martínez

Face au conflit armé colombien, aux inégalités et à la violence, nous devons nous organiser. Lisez la contribution de Nury Martínez dans le webinaire «Luttes féministes pour renverser l'autoritarisme»

Fensuagro, 2021.

Lorsque nous parlons de gouvernements autoritaires, nous reflétons ce qui se passe dans d’autres pays parce que nous voyons que l’autoritarisme est un modèle qui progresse et s’approfondit avec le néolibéralisme. Dans cette pandémie, il devient plus évident ce que le modèle signifie et aussi le besoin réel de transformer et de construire quelque chose de différent.

En Amérique latine, on peut dire que Guatemala, Brésil, Panama, Paraguay, Colombie et d’autres pays sont très similaires dans le schéma des gouvernements autoritaires. Ils veulent accumuler plus de capital en utilisant le pouvoir militaire, l’usurpation des ressources naturelles et, surtout, l’approfondissement de la violence politique, économique, culturelle et sociale. Dans la plupart de ces pays, il n’y a pas de souveraineté et, pendant longtemps, le modèle néolibéral nous a imposé des conditions de dépendance à l’impérialisme.

Fensuagro, 2019.

Le contexte des conflits en Colombie

Je vais me concentrer sur ce qui se passe en Colombie, mais, comme je l’ai dit, il y a beaucoup de similitudes avec d’autres pays. Bien que cinq ans se soient écoulés depuis la signature d’un accord de paix avec la guérilla la plus importante et la plus ancienne d’Amérique latine, nous continuons malheureusement à vivre un conflit armé.

La défense de la terre, du territoire et de la paix est un travail à haut risque. Depuis la signature de l’accord jusqu’au 14 août 2021, nous avons eu plus de 1 224 personnes assassinées, dont la majorité sont des ruraux, aussi des paysans que des autochtones et des communautés noires. Il y a une forte augmentation des massacres et des déplacements massifs dans le pays : 53,8 % de plus qu’au premier semestre de 2020. Cette année, nous avons eu plus de 378 morts dans des massacres. Des gens sont assassinées pour avoir participé à la grève nationale qui a configuré une éruption de rébellion sociale. Un jeune leader de la mobilisation et deux femmes ont été assassinés le 23 août.

Bien qu’on dise que la plupart des morts dans les guerres sont des hommes, les taux de féminicides en Colombie sont très élevés, d’autant plus que nous, les femmes, sommes des dépouilles de guerre, nous sommes l’objet de viols. Dès leur plus jeune âge, les filles sont victimes d’abus sexuels et beaucoup de celles qui se rendent à des manifestations et sont emmenées par la police sont violées dans les espaces carcéraux.

Une partie de ce que signifie la guerre en Colombie est le fait que des « faux positifs » sont créés ici. Cela signifie que l’armée colombienne, sous ordre du président et des généraux, recrute des jeunes pauvres de manière rusée, leur offre du travail puis les assassine, met leurs uniformes, dit qu’ils étaient des guérilleros et qu’ils sont morts au combat. Grâce à l’organisation des femmes pour la justice, cette situation a été prouvée, et aujourd’hui il y a des généraux condamnés pour ces « faux positifs ». En Colombie, le seul moyen de survivre en pleine guerre est l’organisation, sous ses différentes formes, et l’autonomisation des femmes.

Dans les districts (veredas) plus éloignées, dans les zones rurales, nous, les femmes, jouons un rôle très important dans l’organisation de la communauté dans son ensemble. Malgré cela, il faut dire que nos districts sont militarisés. De nombreux meurtres sont cachés et les gens ont peur de les signaler. Dans la Fédération Syndicale Nationale Agropecuária Unitaire (Federación Nacional Sindical Unitaria Agropecuaria – Fensuagro), nous avons des nouvelles d’un très grand nombre de meurtres et de disparitions, mais nous ne les signalons pas car les familles disent que si le signalement est fait, elles pourraient être les prochaines victimes.

La Colombie est totalement militarisée. Le pouvoir militaire joue un rôle important dans l’ensemble de l’Amérique latine, mais la Colombie joue un rôle particulièrement stratégique pour que les États-Unis interviennent au Venezuela et dans d’autres pays.

Fensuagro.

Femmes paysannes luttant pour la reconnaissance

La reconnaissance institutionnelle de la Déclaration des Droits des Paysans et Paysannes est très importante pour nous. Le tableau suivant nous aide à souligner l’importance de la lutte qui existe en Colombie, en Amérique latine et dans le monde pour la reconnaissance de la paysannerie en tant que sujet de droits.

Lorsque le tableau dit « aucun groupe ethnique », il fait référence à des paysan.ne.s . Nous sommes 73,8 % de la population rurale du pays et, malgré cela, on ne nous reconnait pas comme des paysan.ne.s.

Selon l’Enquête sur la culture politique (Encuesta de Cultura Política – ECP), 83,6 % des femmes interrogées dans les districts ou dans les centres ruraux dispersés se reconnaissent subjectivement comme paysannes. Cependant, la Colombie n’a pas reconnu notre déclaration. Les activités de la population rurale sont déjà envisagées, mais sans distinction, car nous ne sommes pas reconnues comme sujettes de droit.

En Colombie, les femmes vivent dans la pauvreté, en particulier les paysannes, les autochtones et celles des communautés noires. Peu importe l’âge : elles peuvent être très âgées, mais elles doivent continuer à travailler dur, dans des conditions sanitaires très complexes, maintenant aggravées par la pandémie.

Ce même système obligeait les femmes à être responsables des familles tout en travaillant à l’extérieur. La recherche montre qu’il n’y a aucune opportunité d’étudier. La possibilité d’entrer dans l’enseignement supérieur est minime. La majeure partie de la population se limite à l’enseignement primaire, qui est la base : apprendre à lire et à écrire. À son tour, le travail est assez difficile, car l’agro-industrie a établi de grandes monocultures (comme la banane et la canne à sucre), dans lesquelles les femmes font le même travail que les hommes pour moins de salaire et moins de conditions.

Malgré tout cela, nous continuons à travailler et à organiser des résistances pour poursuivre la construction de la souveraineté alimentaire. Il y a plus de 15 millions de tonnes de nourriture importées chaque année. Pour notre part, malgré la violence, les offensives néolibérales et les lois oppressives faites par le Congrès, nous continuons à nous organiser, produisant avec la responsabilité sociale qui correspond à la paysannerie et aux femmes.

Voz, 2015.

L’importance de s’organiser

Face à cette perspective négative, forte et dure, nous soutenons que l’organisation doit être la base fondamentale pour sortir de la crise et construire un pays différent. La seule façon de savoir ce qui se passe et de comprendre ce que signifie ce modèle économique qui veut détruire la nature et l’humanité est la formation. Pas celle de l’école traditionnelle, mais la formation populaire de l’organisation.

Lorsque nous parlons d’organisation, nous ne parlons pas seulement de la petite partie du district, des États ou du pays, mais d’une articulation internationale qui permet l’unité et une vision modèle. Quand nous disons que nous sommes paysannes, nous disons que la lutte doit impliquer la campagne et la ville. Ce ne peut pas être simplement un secteur social qui résout tout ce qui se passe. Ce doit être l’unité des peuples du monde dans son ensemble.

Ce qui se passe en Turquie, en Afghanistan et dans tant de régions du monde devrait nous émouvoir. Nous devons faire une mobilisation mondiale pour que les droits soient respectés et que les gouvernements autoritaires, qui avancent de plus en plus, soient renversés.

Fensuagro, 2019.

Féminisme paysan et populaire

Le féminisme paysan et populaire fait partie de la construction historique de ce que nous, les femmes, vivons, et c’est dans nos pratiques et notre vie quotidienne. La Marche Mondiale des Femmes nous a aidées et nous aide à construire ce que ce féminisme signifie : il doit être collectif, avec une organicité et une identité commune qui reconnaît notre travail.

Ce monde global veut mettre fin à la paysannerie dans le monde. Mais nous avons un devoir social avec la souveraineté alimentaire et la production alimentaire. Notre lutte pour la terre fait partie du féminisme. C’est notre façon d’être, de vivre et de produire à la campagne. Nous proposons de politiser la souveraineté alimentaire, de politiser nos propres pratiques et, surtout, de mettre en débat la vie quotidienne et les relations sociales. Si nous ne le faisons pas, nous nous séparons de nos compagnons.

Notre campagne de lutte contre la violence à l’égard des femmes appartient également aux hommes de nos organisations. Ce n’est pas par décret que nous faisons les transformations. Nous pouvons faire un inventaire des lois, et dans d’innombrables pays il existe de nombreuses lois qui parlent de violence à l’égard des femmes, mais les féminicides continuent. Nous devons changer de conscience en débattant quotidiennement avec nos compagnons et compagnes, avec la société et avec d’autres organisations. Nous devons commencer maintenant. Nous ne pouvons pas attendre que nous changions le gouvernement ou que nous fassions la révolution pour qu’il y ait de nouveaux hommes et de nouvelles femmes.

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Nury Martínez fait partie de la Coordination latino-américaine des organisations rurales (Coordinadora Latinoamericana de Organizaciones del Campo – CLOC Via Campesina) et de la Fédération Nationale des Syndicats Agricoles Unitaires (Fensuagro) en Colombie. Ce texte est une édition de son intervention dans le webinaire « Luttes féministes pour renverser l’autoritarisme », organisé par Capire et la Marche Mondiale des Femmes le 24 août 2021.

Traduit du portugais par Andréia Manfrin Alves

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